« Peut-être, l’histoire d’une vie n’est rien d’autre qu’un exil. » (Saul Bellow)
Une œuvre d’art peut changer la réalité ? Il faut être naïf ou utopiste pour le croire. Un artiste peut rester insensible face à la réalité ? Il faut être lâche pour le penser. Bien sûr, on peut estimer que l’effort de Fred Kleinberg est futile…
…D’autant plus que, au XXIe siècle, ce sont les Smartphones et autres appareils photographiques mobiles qui traquent et enregistrent les catastrophes ; naturelles – tremblements de terre, inondations, famines – ou d’origine humaine – guerre, attentats ou exodes de masse. Les clichés apparaissent sur les réseaux sociaux quasi simultanément avec les évènements et envahissent les différents écrans médiatiques.
Mais ces images, à force de répétition, perdent une partie de leur impact. Désormais, on les voit, on ne les regarde pas. Ou, plutôt, on les aperçoit seulement. Cependant, on sait que la photographie, malgré la naïveté de cette idée, reste solidement liée au fantasme d’une réalité « véridique », au principe de l’objectivité froide de l’œil automatique de l’appareil. Même si l’on ne croit plus à cette idée, elle garde sa force.
Le travail de Kleinberg, par les entorses qu’il fait à la représentation, met davantage l’accent sur le choix effectué par l’artiste, sur le regard subjectif qui interprète la réalité. Travail artistique mais qui, par son interprétation, par sa thématique, insuffle un surplus personnel et critique à l’œuvre, déplace l’accent de l’esthétique à l’éthique. Ces œuvres qui happent le regard sont des signes qui possèdent leurs propres règles et ne s’arrêtent pas à un simple rapport mimétique avec le réel. Images, isolées et agrandies, elles sont extraites de leur contexte médiatique ; leur côté tremblant, presque maladroit, les taches, la matière épaisse nous indiquent qu’il ne s’agit pas d’un regard « direct » sur la réalité, mais plutôt d’un regard sur le regard. L’indignation ressentie face aux œuvres ici exposées n’est pas spectaculaire, elle est plus lente, peut-être plus profonde.
Brouiller les frontières
Qui plus est, pratiquement chaque toile juxtapose un « morceau de vie » et une référence artistique. Paradoxalement, les citations ne sont pas récentes, malgré l’avalanche de représentations de catastrophes aux XXe et XXIe siècles. Ce sont des images qui remontent dans le temps : une gravure de Doré, un Déluge de Léon-François Comerre… Tout laisse à penser que Kleinberg cherche à télescoper des épisodes éloignés dans le temps, à se jouer de la chronologie, à jeter un pont entre le passé et le présent, entre le réel et l’art. Les images apocalyptiques citées s’inscrivaient dans une tradition biblique ou mythologique et se situent hors de l’histoire. Elles avaient comme rôle une leçon morale intemporelle et n’intervenaient pas sur l’actualité.
Ce qui est nouveau chez l’artiste, c’est la tendance à brouiller les frontières entre une vision qui se veut universelle, objective et les histoires personnelles, peut-être les seules qui comptent. Le contraste entre les peintures « classiques » et ses œuvres renforce le sentiment d’urgence qui s’en dégage. Autrement dit, avec Kleinberg, à côté d’œuvres qui s’imposent par leur rhétorique respectueuse et inscrite dans une iconographie qui a fait ses preuves, les récits de l’artiste changent de nature et s’installent dans la précarité. Ses travaux, parfois réalisés dans des conditions extrêmes, sont des gestes qui traduisent plastiquement l’actualité bouleversante d’une société où la violence et la misère sont quotidiennes. Cela est, très exactement, une attitude morale.
Ainsi, avec Le 22 mars 2016, Jungle, on pense inévitablement à l’Enterrement à Ornans, ce tableau monumental de Courbet, qui transforme un sujet banal en une peinture d’histoire grâce à taille de l’œuvre, du nombre important de figures humaines réunies et serrées les une contre les autres, de la présence de la mort – ici les refugiés parqués à Calais rendent hommage aux victimes de l’attentat de Bruxelles – ou encore en raison de l’aspect inexpressif des personnages. Pourtant, un point essentiel sépare ces deux scènes. À Ornans, village jurassien, lieu de naissance de Courbet, les paysans, solidement campés dans un cadre montagneux, sont chez eux. À Calais, ce sont des déracinés réunis par un destin tragique. Ces êtres, qui se voient dans l’obligation de quitter leur maison et d’entrer dans une spirale interminable, sont des habitants de passage d’un lieu éphémère. Suivis par l’artiste qui se situe toujours à juste distance, celle d’une empathie respectueuse, ils sont usés, délavés, effacés par la vie. Enfermés dans le silence, comme muets, ces hommes et femmes, anonymes mais terriblement proches, entre distance et intimité, nous font face.
Déracinements abstraits
Sans voix, ce sont les chiffres qui parlent pour eux. En 2016, soixante six millions et demi de personnes dans le monde ont dû quitter leur foyer à la suite de violences, selon le HCR (l’agence de l’ONU pour les réfugiés). La majeure partie d’entre eux – quarante millions de ces déracinés sont des déplacés internes – à l’intérieur de leurs propres frontières – un tiers, vingt-deux millions, est refugié dans d’autres pays, parmi eux trois millions ont un statut de demandeur d’asile. Près de la moitié des réfugiés du monde sont des enfants. Les travaux examinés ici illustrent des situations où la migration n’est pas un choix mais est imposée par des événements d’ordre politique ou économique. Leur cadre est souvent une zone géographique très vaste, celle d’un pays ou même d’un continent.
Le 22 mars 2016, Jungle est une des rares toiles à mettre en scène un groupe, presque une foule. Le plus souvent, les œuvres se focalisent sur une seule personne, manière efficace de nous rappeler que si les chiffres cités plus haut sont effrayants, ils restent abstraits. Plus que des réfugiés, ce sont des individus avec leur propre personnalité et une trajectoire particulière. Sans pathos, parfois même avec un soupçon de dérision. Dérision dans Le Chant d’Amar, Mossoul (2016), où l’on est face à un homme assis sur un fauteuil de jardin, tenant un crayon à la main ? Un peintre sur le motif ou un drôle de Club Méditerranée pour quelqu’un qui a dû traverser cette mer d’azur en risquant sa vie ? Les baraques de la Jungle de Calais, les usines qui complètent ce paysage urbain sinistre ramènent le spectateur à la réalité. Est-ce le même Amar que deux policiers trainent sans ménagement, dans une œuvre au titre idyllique, Sous le ciel de Calais (2016) ?
Ailleurs, le drame silencieux se déroule devant nos yeux sans aucune ambiguïté. Un adolescent pose ses mains sur un grillage qui le sépare de la terre promise. Sur son teeshirt est inscrit le mot anglais Tough que l’on peut traduire par l’expression « dur, dur ». à ses côtés, Neptune, le dieu mythologique de la mer, détourne les yeux.
D’une toile à l’autre, ce sont les destins de ces être déplacés que Kleinberg nous oblige à regarder. Une œuvre de dimension exceptionnelle – dix-huit mètres – Odyssée, est comme le condensé de toutes les images. Employant un dispositif particulier – deux rouleaux mécaniques qui tournent – l’artiste propose une bande dessinée géante qui défile devant le spectateur. Ici, on remonte le temps pour suivre les exodes humains depuis la préhistoire. Bref, rien de nouveau sous le ciel de Calais.
Ce texte e été écrit le 3 juillet 2017. Ce même jour, selon les médias, douze mille personnes ont été recueillies dans les eaux internationales. Combien d’autres furent noyées ?
Itzhak Goldberg 2017
Historien de l'art, auteur de nombreux ouvrages sur l’art contemporain.