FRED KLEINBERG VU PAR

Emmanuel Pierrat

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2017
Fred Kleinberg, artiste engagé : L’ODYSSEE DU PEINTRE

Le Conservateur du Musée du Barreau de Paris que je suis depuis quelques années, ne peut évoquer ce peintre si engagé qu’incarne l’éblouissant Fred Kleinberg, sans remonter à l’immense Emile Zola.

Car chacun sait, depuis le rôle prédominant de l’écrivain au cours de l’affaire Dreyfus, combien le rôle des intellectuels, et en particulier des créateurs, est intrinsèque à la survie démocratique de notre planète. Ce n’est qu’avec Emile Zola et le naturalisme, notamment de Germinal, que les créateurs s’inquiètent de la situation sociale qui les environne. Puis, Dreyfus amènera littérateurs, caricaturistes, peintres et musiciens à se pencher sur la misère du monde. Avec J’accuse, l’auteur ne se contente plus de veiller et de surveiller, il provoque et fait naître le débat. Sans se départir de son génie artistique.

Notre Fred Kleinberg, à tous points merveilleux, est l’archétype contemporain de l’artiste engagé : il vit et peint les migrants, qu’il mêle si habilement aux affres de L’Odyssée.

Le peintre fait appel à notre mémoire collective, à nos référents, nos symboles, notre mythologie (La mythologie), qui nous ont nourris, éduqués et que nous sollicitons chaque jour pour nous amener à la prise de conscience.

Cette conscience est fomentée à bases de gilets de sauvetage orangés, de grilles, d’enfants encagés. Il y a aussi ces hommages rendus par ces gens de rien aux victimes des attentats de Bruxelles, ces gestes inattendus que seul un drapeau belge explicite.

Fred Kleinberg n’est sans doute pas seul : l’artiste grecque Maria Giannakaki, le célèbre Bansky (qui a consacré trois œuvres à la jungle de Calais), le Michel Tournier de La Goutte d’or, se sont tour à tour consacrés aux migrants. Mais Fred Kleinberg poursuit des travaux bien plus étonnants, plus ou moins lisibles par le spectateur profane, jouant de l’épaisseur de la peinture à l’huile autant que des formats souvent imposants, qui donnent au public l’illusion d’entrer dans le cadre. Et Fred Kleinberg nous emmène dans ce cadre, nous saisit par le pinceau et nous offre de monter à bord du radeau, de saisir ce que les mythes et légendes peuvent témoigner en faveur des migrants.

Notre artiste a éprouvé cette souffrance en se rendant au Proche-Orient, à Lesbos, à Calais, partout où la destinée implacable et effrayante a projeté ces êtres humains, ces mineurs, ces parents et ces vieillards, qui ont tout quitté pour nous rejoindre.

Nous leur sommes redevables et c’est cela que Fred Kleinberg nous rappelle. Ses diptyques sollicitent notre éducation aussi bien que nos sens, notre « bagage » culturel au même rang que nos émotions.

Fred Kleinberg fixe sur ses toiles ce qui se mue et disparaît, le départ, la fuite, l’exil, l’espoir, la migration et la mort. Il ne convoque ni culpabilité ni compassion : sa peinture est somptueuse et infiniment plus subtile. Elle nous englobe, nous invite au partage de ces aventures en forme de périple cauchemardesques. Nous laissons derrière nous nos foyers, entassons nos maigres trésors, saluons furtivement ceux qui demeurent, et ensuite partons affronter la Méditerranée.  La mer attend les migrants, les mutiles, les trie et les tue, avant que de livrer les survivants à la gendarmesque la plus soldatée. L’Europe, l’Occident sont aussi le signe de l’autorité intransigeante, de l’administration sans humanisme, des sorts livrés au bon gré des démagogues. Alors, la peinture de Fred Kleinberg nous offre le salut.

Homère nous parle encore, aujourd’hui, à travers Fred Kleinberg. Et c’est heureux, pour eux tous, ballotés sur la Mare Nostrum, comme pour nous.

Fred Kleinberg est bien connu du milieu artistique pour les tableaux qu’il crée depuis des années et qui représentent la forme la plus moderne de la figuration. Cependant, Fred Kleinberg est aussi l’insatiable portraitiste de nos parts sombres, celles que tout amateur et citoyen, redoute parfois de dévisager.

Les images que Fred Kleinberg saisit par la peinture sont lancées hors du temps, extraites de leur histoire, voire de leur univers, auxquels, paradoxalement, elles sont intimement attachées. Il les transforme en une mission unique, un art intemporel. Il faut dire que Fred Kleinberg s’empare de temps à autre d’icônes de la culture judéo-chrétienne, qu’il détourne avec une sensibilité et un œil toujours stimulants.

Le migrant fixe soudain l’objectif de Fred. Il se dénude à coup sûr, tourne à moitié le dos ou défie la focale. Mais il est rare qu’il nous ignore, tant Fred Kleinberg l’attire pour mieux nous le faire connaître, dans une rencontre auréolée d’une lumière si singulière et si familière à la fois.

Résumons-nous : les scènes les plus célèbres du poète de L’Odyssée sont redessinées par Fred Kleinberg, qui y mêle nos frères… La mise en abime est saisissante et la boucle est bouclée.

Il y a là bien évidemment un travail mûrement réfléchi – dans tous les sens du terme – sur l’histoire de l’art, de la référence, de la citation, de l’hommage et du stimuli.

Fred Kleinberg, ses sujets le passionnent ; et le conduisent en parallèle à tutoyer et perturber le statut de ces épopées, passées au rang de symboles grâce à des enregistrements, des sons audibles et aimables bien que très étrangers.

Ces images façonnent notre histoire contemporaine, de même qu’elles continuent de façonner notre quotidien. Le propos de Fred Kleinberg consiste sans doute à resituer le caractère symbolique de ces évocations, en métamorphosant ce qui en a fait la force, l’impact et donc la réputation.

Car le monde des symboles et des tableaux les plus connus est au final parfois hermétique. Et la démarche de Fred Kleinberg porte cette ambition contradictoire, en apparence, et prodigieuse de les rendre intelligibles.

Qu’est-ce, au juste, qu’un homme sur un bateau, qu’un naufragé venu d’ailleurs ? Si ces images occupent une telle place dans notre quotidien — parfois, sans que nous nous en doutions —, c’est qu’elles sont indispensables à la construction de notre identité ; à la fois notre identité d’êtres humains doués de pensée et confrontés à l’angoisse existentielle, mais aussi notre identité collective, d’appartenance à un groupe ou à une société, à l’humanité. Sans elles, les cultures, les régimes politiques et la vie seraient vidés d’une grande partie de leur substance.

Ces épisodes de légende, nous voilà donc à essayer de nous en souvenir, de les reconstituer mentalement pour les plaquer sur les eouvres de Fred Kleinberg. Ils se re-dévoilent à nouveau à nos regards émerveillés et impudiques.

Fred Kleinberg sait toutefois garder à juste distance les êtres dont il s’empare, afin de maintenir ces intouchables dans le fascinant monde parallèle qu’il façonne image après image, diptyque après diptyque.

C’est ainsi que, chez lui, toute peine redevient une œuvre d’art, et que nous assistons, impuissants mais avec enchantement, à cette métamorphose qui est la grâce d’un grand artiste.

Emmanuel Pierrat, 2017.
Avocat et écrivain, Conservateur du Musée du Barreau de Paris.

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